Attention aux photos de foules dans les lieux publics
Les photos de gens entassés dans les rues ou dans les parcs ne montrent pas toujours la réalité telle qu’elle est.

Des photos peuvent être utilisées pour raconter différentes histoires selon l’angle, le cadrage et l’objectif utilisés par le photographe.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers (montage)
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Avec l’arrivée du beau temps, la distanciation sociale semble être plus difficile à respecter, si l’on en croit les photos qui circulent sur Internet. Cependant, ces clichés peuvent parfois donner une perspective déformée de la réalité.
Dans les derniers jours, des photos prises par deux photographes danois sont devenues virales sur les réseaux sociaux. Deux photographes de l’agence Ritzau Scanpix ont photographié des gens en file (nouvelle fenêtre) avec un téléobjectif puis avec un objectif grand-angle afin de prouver que l’on peut montrer deux perspectives opposées d'une même scène. En effet, dans une image, les passants ont l’air entassés, tandis que dans l’autre, on voit qu’ils se tiennent à environ deux mètres de distance.

Ces deux photos de la même scène au Danemark sont devenues virales sur les réseaux sociaux.
Photo : EPA / Ólafur Steinar Gestsson, Philip Davali, Ritzau Scanpix
L’angle, la longueur focale et le cadrage
Afin de décortiquer comment une même scène peut être capturée de plusieurs façons, et ainsi raconter des histoires opposées, le photojournaliste de Radio-Canada Ivanoh Demers a pris différentes photos d’une file d’attente devant une succursale de la Société québécoise du cannabis (SQDC) au centre-ville de Montréal, lundi avant-midi.
« Si on veut changer la réalité, ça se fait malheureusement très facilement », explique-t-il. Par exemple, selon qu’il capture les gens dans la file d’attente de dos, de biais, ou de côté, l’effet sera totalement différent. En les voyant de dos, l’oeil aura de la difficulté à évaluer la distance entre chaque personne et l’on aura l’impression qu’ils sont très rapprochés.
Si le photographe se déplace pour les prendre légèrement de côté, on commence à voir qu’ils sont un peu plus éloignés que l’on croyait. Finalement, si on photographie la file d’attente de profil, c’est là qu’on voit la distance réelle entre les gens.

En photographiant les gens de dos (photo du haut), on donne l'impression qu'ils sont plus rapprochés que si on les photographie de biais (photo du bas).
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
C’est l’angle, la différence. Quand tu es de dos, ils sont entassés les uns par-dessus les autres, comme des sardines. Le moindrement que je me décale tranquillement, on parle de deux, trois pieds, je peux raconter ce que je veux.
La longueur focale de l’objectif va, quant à elle, déterminer la largeur de la prise de vue. Avec une grande longueur focale, on capture une petite partie de la scène, ce qui donne l’impression que les gens sont entassés. Avec une longueur focale plus courte, on a une vue d’ensemble de la scène, et on voit ainsi que les gens sont plus espacés.

Un objectif avec une longueur focale plus grande donne l’impression que les gens sont plus entassés. (En haut : longueur focale de 400 mm. En bas : longueur focale de 17 mm.)
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Cet angle nous montre la distance réelle entre les gens dans la file. (longueur focale de 100 mm)
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
[La photo ci-dessus], c’est probablement celle qui est la plus représentative. Là, tu vois vraiment une vraie distanciation, puis tu vois qu’ils sont disciplinés, puis c’est ça l’histoire, finalement.
L’effet des passants
Une photo représente une fraction de seconde de la réalité, explique Ivanoh Demers. Il suffit qu’un passant traverse l’image au bon moment pour donner l’impression que la foule est plus dense.

Ces deux images ont été prises à quelques secondes d’intervalle au parc Laurier, le 2 mai 2020. Dans celle du bas, la foule semble plus dense à cause des passants en avant-plan.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
« Les gens qui marchent dans un parc, tu vois qu’ils sont assez distancés », dit Ivanoh Demers au sujet des photos ci-dessus. « Si tu attends trois, quatre secondes plus tard, il y a deux personnes qui passent à l’avant-plan. Tu attends qu’ils passent exactement au bon endroit, donc ça donne l’effet de plus de monde, puis l’homme qui est à gauche est rendu plus proche, et tout d’un coup, on dirait qu’il y a plein de monde. »
« Il faut faire très attention », ajoute-t-il, au sujet de ce genre de scène. « Comment les gens marchent, le vélo qui arrive, un chien qui passe en avant-plan et qui remplit un côté de l’image. »
Les fameuses photos de parc, il faut comprendre que c’est des secondes, c’est des moments. Une photo, c’est un moment d’un millième de seconde. Peut-être que deux secondes plus tard, c’est complètement une autre impression qu’on peut avoir.
La sélection des photos
Toutes les photos prises par Ivanoh Demers représentent la réalité. Toutefois, en tant que photojournaliste, il a la responsabilité d’envoyer au média un éventail de photos qui permettent d’avoir une vue d’ensemble de la situation. « Si je mets seulement une photo, ça peut porter à confusion. Le pupitreur ne comprendra pas et il va dire qu’il y avait beaucoup de monde », indique-t-il.
Si on est photographe, il faut s’assurer que les gens comprennent réellement la situation.
« Que moi, j’envoie une photo de dos, compressée [avec une longueur focale de 400 mm], en soi, c’est correct. Ce n’est pas un problème. En ce qui me concerne, ce n’est pas de la désinformation. Mais si j’envoie seulement cette photo-là, là, c’est de la désinformation », explique-t-il.
Le pupitreur, soit celui qui choisit la photo à publier dans le média, a la responsabilité de choisir celle qui illustre le mieux l’événement, souligne Ivanoh Demers.

Selon Ivanoh Demers, cette photo pourrait être utilisée pour prétendre à tort que les gens ne respectent pas la distanciation sociale. (longueur focale de 400 mm)
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Ivanoh Demers explique que ses photos où les gens dans la file paraissent entassés pourraient être utilisées pour déformer la réalité. « [Supposons que] la photo se retrouve en Allemagne et que le journal a un agenda contre la distanciation. L’éditeur va dire : parfait, joue-moi la photo [ci-dessus], puis on va dire qu’au Canada, la distanciation n’est pas respectée. Donc, le photographe a bien fait son travail, mais si la personne est mal intentionnée au bout de la chaîne, [...] malheureusement, ce n’est pas la faute au photographe. »
Le choix de la légende et du titre peut aussi influencer la perception que le lecteur aura de la photo. « Si tu écris en dessous de la photo : "Gang de cabochons" ou "ça n'a pas de bon sens", les gens vont dire : "Ils étaient collés." Tout de suite, ils vont être influencés par le titre. Mais si tu écris : "Respect et distanciation aujourd’hui dans la métropole", [les gens vont se dire] : "Ah ben, finalement, ils n’étaient pas si proches que ça." »
Le titre, le contexte, c’est très très très important. Ça influence beaucoup les gens.
Le Daily Mail critiqué pour une photo jugée trompeuse
Le tabloïd britannique Daily Mail a, de son côté, été critiqué par un internaute après la publication, le 26 avril (nouvelle fenêtre), d’une photo montrant une foule sur la promenade de la plage de Bournemouth, au Royaume-Uni. L’article affirmait que les Britanniques ne respectaient pas les mesures de distanciation sociale.
Ok... buckle up, have I got a thread for you on rage inducing photos!
— Luke W (@alukeonlife) April 27, 2020
Our story begins earlier today and this "shocking" photo of people allegedly not social distancing at Bournemouth beach pic.twitter.com/1dVHFQH6sV
En analysant les différents éléments de la photo, l’internaute Luke Williams a déterminé que les passants sur la photo étaient en moyenne à 12,5 m les uns des autres, soit plus éloignés que ce que peut suggérer l’image.