Interview La « fabrique de l'impunité industrielle », une histoire née à Rouen

Un historien chercheur au CNRS explique comment s'est mis en place une "fabrique de l'impunité industrielle" à Rouen et comment l'économie est devenue plus importante que la santé.

Un an après l'incendie de Lubrizol et Normandie Logistique : qu'est-ce qui a changé ?
« L’État peut avoir intérêt à mener des poursuites judiciaires contre un industriel pour se dédouaner face à l’opinion, comme dans le cas de Lubrizol ou de Multisol à Rouen, mais bien souvent, les autorités tentent de concilier tous les intérêts », Thomas Le Roux, auteur de l’ouvrage La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel. (©Thierry Chion/76actu/Archives)
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Thomas Le Roux est historien, chercheur au Centre national de la recherche scientifique et auteur de l’ouvrage La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, aux éditions du Seuil (2017).

Il revient sur la construction de « la fabrique de l’impunité industrielle », qui a démarré à Rouen (Seine-Maritime), après la première grande pollution industrielle chimique en France, dans les années 1770. Il explique, plus largement, comment l’économie est devenue plus importante que la santé.

Actu : Que s'est-il passé dans les années 1770 à Rouen ?

Thomas Le Roux : C'est à 500 mètres de l'actuelle usine Lubrizol que s'est produite la première grande pollution chimique en France, dans les années 1770. En 1769, l'industriel textile John Holker ouvre, à côté de son usine de cotonnades de Rouen, une fabrique d'acide sulfurique.
Quelques années plus tard, les riverains se plaignent des vapeurs acides qui les agressent et détruisent leurs plantations ; ils attaquent Holker en procès. Au terme de plusieurs mois d'instruction, en septembre 1774, les plaignants sont déboutés. C'est une brèche, car sous l'Ancien Régime, il était possible de faire cesser une activité polluante sur la base d'une simple enquête de voisinage. Il suffisait que l’incommodité soit constatée par la communauté pour que le contrevenant soit puni par l’institution policière. La santé publique était l'enjeu principal.

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Tout change en 1810

À partir de quand la loi a-t-elle changé pour les recours des riverains notamment ?

TLR : Le régime des droits des riverains commence à être remis en cause dans les années 1770, après ce procès notamment. Cependant, avec l'implantation de l'industrie chimique lourde à Rouen, Paris et Marseille, les plaintes de riverains affluent et de multiples procès menacent les industriels.
C'est un décret de 1810 qui met en place la prévention, la répression et la surveillance des industriels, qui va changer la donne. Les industriels sont désormais classés en trois catégories : ceux qui doivent être éloignés des habitations particulières, ceux qui peuvent être près des habitations, mais doivent mettre en place des mesures d'atténuation et ceux qui peuvent rester sans inconvénient auprès des riverains. C'est d'ailleurs l'esprit de cette loi qui va se diffuser partout dans le monde.
Ce décret, mais aussi les différentes directives Seveso qui viendront par la suite, mettent la prévention au cœur de la régulation, tout en mettant au cœur du dispositif la protection des industriels.

Mais pourquoi ce système de régulation protège-t-il les industriels, cela ne devrait-t-il pas être l'inverse ?

TLR : En fait, ce décret encourage et renforce l'industrialisation puisque, une fois l'autorisation d'exploitation acquise, l'existence d'une usine ne peut pas être remise en cause. Et les riverains n'ont plus que des recours au civil pour obtenir des indemnisations en cas de destruction de récolte par exemple, c'est la pratique de la compensation financière qui se met en place, sous le régime normal d'une usine déclarée non dangereuse pour la santé, même si elle pollue...
Auparavant, suite aux plaintes de riverains, l'entreprise pouvait très facilement être poursuivie au pénal. Hormis le cas de faute délictuelle volontaire, ce n'est plus le cas aujourd'hui.

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« Un cadre réglementaire conçu pour les industriels »

Après l'accident Seveso en Italie en 1976, les nouvelles directives européennes n'ont-elles pas accru un peu plus les contraintes sur les industriels ?

TLR : Ces directives ont eu pour premier objectif d'harmoniser les réglementations nationales pour les entreprises les plus dangereuses, le tout inspiré du droit français ; cela n'a donc pas changé grand chose. Parallèlement, les directives Seveso ont été accompagnées d'un recul du droit des tiers. En 1917, un siècle d'industrie avait eu des effets sur le système juridique. Les recours des tiers étaient plus importants et la justice pénale avait fait son retour avec des sanctions administratives qui pouvaient se transformer en sanction pénale.
Mais en 1976, le recours des tiers est à nouveau restreint et accorde à la nomenclature, c’est-à-dire aux normes techniques, elles-mêmes toujours plus complexes et incompréhensibles, le principal mode de reconnaissance du risque.
En fait, depuis 1976, la police des établissements industriels classés s’est assouplie. Cela est d’autant plus inquiétant que le cadre réglementaire de référence, vieux de plus de 200 ans, a justement été conçu pour protéger l’industriel de recours de tiers ou de la puissance publique, et de les libérer d’une police des nuisances qui était très coercitive avant les années 1800.

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La mise en place des Plans de prévention des risques technologiques (PPRT) en 2003, après AZF à Toulouse, permet de sécuriser les lieux d'habitations, non ?

TLR : Avec les PPRT, par un curieux renversement de perspective, il est prévu d’exproprier non pas l’industriel source de danger, mais le résident qui a eu l’imprudence de venir habiter trop près ou la malchance de voir s’installer une usine près de chez lui !
La procédure de l’enregistrement (2010) fait notamment baisser significativement le nombre des usines devant se plier aux procédures d’autorisation de fonctionnement (-30%). En juin 2018, un décret réduit le périmètre des projets soumis à évaluation environnementale.
Enfin, le 23 septembre 2019, trois jours avant l’accident de Lubrizol, le Premier ministre annonce un grand chantier de simplification pour accélérer les projets industriels, sans attendre l’évaluation environnementale. Aussi ne faut-il pas s’étonner de constater la recrudescence des accidents depuis quelques années.

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« Un chantage à l’emploi »

Les accidents industriels sont-ils vraiment plus nombreux aujourd'hui ?

TLR : En matière d’industrie dangereuse, l’accident n’est pas exceptionnel, c’est la norme. Les accidents dans les établissements classés français sont passés de 827 en 2016 à 978 en 2017, et 1 112 en 2018 et près de la moitié d’entre eux laissent s’échapper dans l’environnement des substances dangereuses. Les établissements Seveso contribuent sensiblement à cette progression : pour 15 % en 2016, 22 % en 2017 et 25 % en 2018.
La construction historique de l'impunité industrielle date de 200 ans et les évolutions récentes amplifient cette libéralisation des activités.

Comment l'économie a-t-elle pu devenir plus importante que la santé ?

TLR : La désindustrialisation de la France, la montée de la mondialisation qui induit des délocalisations, le contexte général de la libéralisation... ont mis au centre l'économie. À cela s'ajoute le nombre d'inspecteurs de l'État, qui est très insuffisant. Ils sont 1 500 pour contrôler 500 000 entreprises, ce n'est pas sérieux. D'autant plus que les inspecteurs sont des ingénieurs des mines, comme les industriels. Ils sont issus du même monde, font les mêmes études et dans la majorité des cas, ils règlent les problèmes à l'amiable avec les industriels. C'est toujours difficile de verbaliser un ancien collègue...
Ensuite, le chantage à l'emploi des entreprises auprès des préfets induit que ces derniers essaient toujours de concilier avec les industriels. L'État peut avoir intérêt à mener des poursuites judiciaires contre un industriel pour se dédouaner face à l'opinion, comme dans le cas de Lubrizol ou de Multisol à Rouen, mais bien souvent, les autorités tentent de concilier tous les intérêts.

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Que faudrait-il faire pour améliorer la situation ?

TLR : Instaurer un système administratif et juridique plus répressif, augmenter les inspections dans les installations classées. Il faudrait aussi augmenter le nombre d'inspecteurs de l'État, mais en les éloignant du monde des ingénieurs des mines et avec une vraie formation à l'environnement.
Que les pouvoirs publics aident des comités de vigilance citoyens comme à Fos-sur-Mer, cela pourrait permettre également de rétablir les rapports de force entre les industriels et les riverains.

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